La faune de Sologne
Les nouveaux envahisseurs
Qu’appelle-t-on espèces non indigènes et pourquoi sont elles problématiques ?
La plus célèbre de ces espèces est sans doute la Caulerpe (Caulerpa taxifolia), une plante sous-marine qui s’est développée en Méditerranée au détriment des herbiers de Posidonie (Posidonia oceanica), échappée du musée océanographique de Monaco. Elle a défrayé la chronique à la fin des années 80. Mais il ne faut pas oublier les Jussies (Ludwigia urugyaensis et L. peploides), le Myriophylle du Canada (Myriophyllum canadensi)s et plusieurs autres espèces proches, l’Ecrevisse de Louisiane (Procambarus clarkii), les Tortues de Floride (Chrysemis picta, Pseudemys concinna et Trachemys scripta), le Vison d’Amérique (Mustela vison), la Renouée du Japon (Fallopia japonica)... pour ne citer que ces quelques espèces. Car il y en a bien d’autres ! Elles ont toutes un point commun. Ce sont des espèces exogènes. Une espèce est dite exogène (ou exotique, étrangère, allochtone) lorsqu’elle se trouve en dehors de son aire de répartition naturelle ou de son aire de dispersion potentielle. On oppose aux espèces exogènes, les espèces indigènes (ou autochtones) qui se trouvent à l’intérieur de leur aire de répartition naturelle. Les espèces exogènes sont dites introduites lorsqu’elles ont été déplacées hors de leur aire de répartition de façon fortuite ou intentionnelle par l’homme ou par le biais de ses activités. Une espèce exogène devient envahissante lorsqu’elle devient un agent de perturbation de l’écosystème où elle s’est établie et nuit à la diversité biologique de son milieu d’accueil.
Les invasions biologiques sont maintenant considérées comme l’une des principales causes d’appauvrissement de la biodiversité, après la destruction des habitats. Elles ont toujours existé. Ainsi de nombreuses espèces végétales américaines ont remonté le cours de la Loire. Mais aujourd’hui leur nombre et leur fréquence augmentent. L’introduction de nouvelles espèces a commencé dès le Néolithique, avec l’apparition de l’agriculture. Les hommes qui colonisaient de nouveaux espaces emmenaient avec eux des graines et des animaux domestiques mais aussi des espèces sauvages accompagnatrices des espèces domestiquées. Les Croisés ramenèrent en Europe nombre d’espèces végétales ornementales, comme les premiers rosiers botaniques de Syrie, et des plantes médicinales. Sans l’apport du blé syrien, nous ne connaîtrions probablement pas les coquelicots (Papaver rhoeas) et le bleuet (Centaurea cyanus). Dans le sillage de Christophe Colomb, les Européens ont introduit des espèces américaines qui égayent aujourd’hui nos assiettes : tomate, maïs, pomme de terre, avocat, citrouille et dinde ! Les introductions délibérées virent leur nombre augmenter aux 17ème et 18ème siècles avec les grandes explorations et le développement des zoos et jardins botaniques : les naturalistes ont tenté d’acclimater des espèces médicinales, ornementales destinées à l’agriculture et l’élevage. En plus de ces introductions végétales utilitaires, d’autres espèces ont été introduites pour les loisirs comme la chasse Faisan (Phasianus colchicus), Colin de Virginie (Colinus virginianus), Lapin de Floride (Sylvilagus floridanus)…), la pêche Sandre (Stizostedion lucioperca), Poisson chat (Ictalurus melas), Black bass (Micropterus salmoides) …), pour leur fourrure : Rat musqué (Ondatra zybethicus), Ragondin (Myocastor coypus), Vison d’Amérique, comme animaux de compagnie : Tortues de Floride.
En dehors de ces introductions volontaires, tous les moyens sont bons pour voir du pays ! L’essor du commerce international et le développement des voies de communication favorisent le déplacement d’espèces exotiques. Les coques et le lest des bateaux sont un véhicule pour les espèces animales marines qui voyagent ainsi de port en port... L’ouverture du canal de Suez a mis en relation la Mer Rouge et la Méditerranée, isolées depuis vingt millions d’années... Bien des voyageurs ramènent dans leurs bagages telle ou telle plante (avec ses parasites !), bien que cela soit parfaitement interdit !
Toutes les espèces introduites ne s’acclimatent pas à leur nouveau milieu. D’après certains auteurs, sur cent espèces introduites, dix s’acclimatent, une devient invasive. Ainsi 11 % des espèces végétales en France seraient exogènes, ce qui fait environ 500 espèces introduites. Parmi elles, un grand nombre sont plus ou moins rares et n’ont pas d’influence visible sur les biotopes pour le moment. Certains milieux sont plus appréciés que d’autres : bords de rivières, milieux pionniers, zones humides, lacs, étangs, milieux dunaires et littoraux. Ce sont souvent des milieux partiellement couverts ou déjà perturbés.
Les espèces envahissantes exogènes peuvent perturber le fonctionnement des écosystèmes et nuire à leur biodiversité. Ainsi les plantes aquatiques telles les Jussies supplantent les espèces autochtones, modifient les caractéristiques du milieu (taux d’oxygène) et favorisent sa banalisation. Elles peuvent aussi causer des problèmes de navigation, boucher les canalisations... Les animaux comme le Vison d’Amérique, la Grenouille taureau ou la Tortue de Floride, prédateurs opportunistes, se retrouvent en compétition avec les espèces locales et peuvent aussi apporter des maladies. Outre leur impact sur les écosystèmes, les espèces exogènes peuvent aussi causer des problèmes de santé publique, telle l’Ambroisie (Ambrosia artemisiifolia). Introduite accidentellement au 19ème siècle, elle connaît une forte expansion depuis 1960. On la trouve, en région Centre, sur les bords de Loire. Or, son pollen est particulièrement allergène et cause rhinites, conjonctivites, asthme, eczéma. Cent mille personnes seraient affectées tous les ans et des arrêtés préfectoraux de lutte contre l’Ambroisie ont été promulgués en 1995. Un site internet lui est dédié !
Quelle est la situation en Sologne ?
La Sologne n’est pas épargnée par la prolifération des espèces envahissantes et parmi celles-ci, certaines sont problématiques localement : Ragondin, Rat musqué, Jussies, Grenouille taureau (Rana catesbeiana)…
Rat musqué et Ragondin : Ces deux espèces de rongeurs ont été importées il y a un siècle d’Amérique du nord pour le premier, d’Amérique du sud pour le second, afin de les élever pour leur fourrure. Echappés d’élevages ou lâchés volontairement dès lors que leur élevage n’avait plus de valeur économique, ils ont rapidement colonisé la majorité de l’hexagone. Très abondant dans les années 1960-1970, le Rat musqué a semble-t-il cédé la place au Ragondin dont la population se développe, en dépit du piégeage, car il n’a pas ou peu de prédateurs naturels. Seuls les hivers rigoureux peuvent réduire de façon assez significative, mais temporaire car il est très prolifique, ses effectifs. La Sologne semble favorable à l’espèce (climat océanique, réseau hydraulique important, nourriture…). Ses terriers creusés fragilisent les berges, les digues des étangs, et parfois les routes. La terre évacuée des galeries est systématiquement repoussée dans l’eau. Cela accélère le comblement des petites voies d’eau et peut gêner le bon fonctionnement hydraulique des chaînes d’étangs.
La réparation des dégâts nécessite de lourds travaux. Il faut restaurer les berges, curer les voies d’eau… Les dégâts causés par ce rongeur ne s’arrêtent pas là. Son appétit est solide, il peut consommer par jour jusqu’à 25 % de son poids en végétaux frais. D’importants dégâts sont alors constatés sur les cultures, sur les prairies et sur les roselières. La lutte contre cette prolifération est, par conséquent, rendue obligatoire… Le piégeage et en particulier la pose de cages-pièges qui permettent des captures sélectives est à encourager. Il faudrait néanmoins pour être efficace que les campagnes soient coordonnées à grande échelle comme ont su le faire les Anglais qui se sont débarrassés de la bête en dix ans seulement.
Les Jussies : Les Jussies sont des plantes amphibies fixées formant des herbiers immergés ou émergés et déployant à la belle saison de belles fleurs jaunes. Originaires d’Amérique du sud elles ont été introduites en France comme espèces ornementales (bassins et aquariums). Elles affectionnent les zones humides et les eaux stagnantes ou faiblement courantes et préfèrent les lieux bien éclairés. Leur dispersion est très efficace par bouturage de fragments de tige. Lorsqu’elles se développent, ces espèces peuvent éliminer toutes les autres plantes aquatiques. Elles forment des herbiers très denses et la biomasse importante, lorsqu’elle se décompose, peut entraîner un déficit en oxygène qui limite ou interdit toute vie animale. Les peuplements animaux peuvent ainsi être modifiés et certaines espèces disparaître. De plus, ces herbiers constituent une gêne pour l’écoulement de l’eau et le comblement des milieux est accéléré par l’accumulation de matière organique morte. Hormis la roselière dense, où elle rencontre une forte concurrence vis-à-vis de la lumière, les prairies humides, les plans d’eau et les canaux sont susceptibles d’être colonisés. Les Jussies prolifèrent partout en France. Contenir leur développement est difficile. Elles ne semblent pas consommées par les animaux. Vu leur mode de multiplication, la technique de faucardage n’est pas efficace et favorise même la dispersion dans l’eau de ces belles « envahisseuses ». La priorité est alors donnée à la récolte manuelle plutôt qu’au traitement chimique et l’arrachage (principe simple à mettre en œuvre ne nécessitant que des moyens techniques courants) peut être aujourd’hui considérée comme efficace. Selon la dynamique de cette plante, il est nécessaire d’effectuer plusieurs interventions durant la période végétative entre mai et septembre. Mais malheureusement, cela ne suffit pas à supprimer toute trace de cette plante… Outre certains tronçons de rivière, comme le Cosson, quelques étangs de la Sologne centrale sont contaminés par les Jussies, et tout porte à croire que l’invasion ne fait que commencer…
Cependant des interventions destinées à réguler ces proliférations sont conduites sur le Cosson et le Groupement de la région Centre des Fédérations pour la Pêche et la Protection des Milieux Aquatiques, avec le concours financier de la Région Centre, vient de publier une plaquette d’information présentant ce démon végétal et les moyens de lutte.
La Grenouille-taureau : et cela, nous renvoie à l’article de Sologne Nature infos de septembre 2003 qui présente les résultats des prospections du printemps et du début de l’été 2003 menées par le CDPNE, avec la collaboration du Conseil Supérieur de la Pêche, de la Fédération de Pêche et des Milieux Aquatiques du Loir-et-Cher, de l’Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage et des associations de protection de la nature dont la nôtre, avec le soutien financier du Conseil Régional. Pour rappel, ces prospections ont été réalisées sur une superficie de 70 km² à partir de la mare où l’espèce a été découverte près de la commune de Chaumont-sur-Tharonne. Aucun contact n’a été enregistré au-delà du périmètre de découverte de l’hiver 2002 (3 km autour de cette mare).
Mais, malheureusement, rien ne permet d’affirmer que sa progression est aujourd’hui stoppée. La bête nage, et saute. Des données bibliographiques américaines et canadiennes estiment la vitesse de propagation à 5 kilomètres par an. Si les adultes, bien que très discrets car souvent immergés, sont facilement repérables en raison de leur taille, cela est beaucoup moins facile pour les jeunes et moins encore pour les têtards.
Constater et agir : vers une stratégie régionale ?
Sans céder à une quelconque xénophobie vis-à-vis de ces espèces, il convient d’agir. La réflexion sur les espèces envahissantes débute toujours par un certain nombre de questions : Quelle est la gravité de la situation ? Faut-il éradiquer l’espèce ou la maintenir à un niveau de présence acceptable ? Est-ce possible ? Faut-il ou non admettre la disparition d’espèces consécutivement à l’homogénéisation des milieux ? Les brassages engendrés par l’évolution de nos activités économiques doivent-ils être considérées comme inéluctables quelles qu’en soient les conséquences ? Les perturbations des écosystèmes autochtones, leur appauvrissement, sur quoi viennent renchérir les conséquences des changements climatiques, sont-ils une fatalité ? Tout cela peut et doit se discuter. C’est d’ailleurs la démarche engagée par la Conférence Régionale de l’Environnement.
Postulat important du rapport Berton qui résulte des nombreuses auditions des spécialistes effectuées par la commission : aucune des techniques d’intervention disponibles ne peut-être généralisée comme une recette universelle. Le choix des techniques doit faire l’objet d’une analyse préalable intégrant les informations disponibles sur les usages et les nuisances, sur l’espèce elle-même (biologie et écologie), sur son mode d’occupation du milieu, sur le milieu lui-même, donc sa connexion avec d’autres milieux où pourraient se produire des impacts directs ou différés des interventions techniques définies.
A défaut de réussir à éradiquer ou à contenir à un niveau acceptable certaines espèces, il faut à tout le moins prévenir de nouveaux désastres par des mesures internationales et nationales strictes et appliquées. Il est ainsi incompréhensible que les Jussies dont l’éradication en milieu naturel coûte actuellement des millions d’euros aux collectivités, puissent rester en vente libre dans toutes nos jardineries. De même la vidange des aquariums qui hébergent des plantes exotiques devrait systématiquement donner lieu à des précautions particulières…Sur le terrain, la lutte contre le Ragondin reste à amplifier et à coordonner sur une plus grande échelle. Quant à l’intervention rapide sur la Grenouille taureau en Sologne, elle nous laisse l’espoir que le problème est aujourd’hui circonscrit. Mais pour combien de temps ? Dans l’immédiat, notre association va renforcer sa vigilance, afin de cartographier au mieux les espèces potentiellement concernées afin de suivre leur évolution dans le temps et de pouvoir initier des actions en cas de besoin.
Guillaume Chenuet